C’était ressentir le temps. Bloc restant des jours aussi lourds qu’il y en avait peu. Le curieux était de prendre conscience de ce tard là seulement maintenant et, aussitôt, ressentir quelque chose de physique, un peu partout dans le corps. Bien sûr, rien que ce poids habituel sur les épaules et la poitrine, mais comme s’il avait pris confiance, contenance, meilleure prise, s’étant nourri de nos infimes retards et errements au long des semaines, ayant grossi de cette manière progressive qui fait qu’on ne sent rien si l’on ne prête pas attention et puis peut-être s’étant retiré la veille au soir après les bières de frais entre collègues – au pic de chaleur n’en pouvant plus – étant revenu le matin, couvercle bruyamment refermé sur nous, prisonniers désormais d’un calendrier dont l’échéance des vacances, plus que celle du projet, nous aidait à rendre possible la construction de l’édifice, sa livraison finale.

C’était être sous la multiplication des contraintes, des demandes, des attentes, des arbitraires, des rancœurs, des faux-fuyants, des hypocrisies, des trop-pleins de bonne volonté, des trop-pleins de conscience et vouloir, ici et maintenant, tout lâcher, tout laisser tomber, tout laisser en plan, leur en faire voir à tous qui, vraiment, comptait ici, qui, s’il partait, ferait vraiment tout s’effondrer, sentir ce pouvoir de destruction immense et vouloir effacer tout le code source, vouloir laisser un virus sur un serveur, vouloir s’en foutre d’être pris et licencié à sec pour faute grave et même s’il faudrait payer après deux ans de prudhommes des sortes d’indemnités à la boîte – supposait-on – vouloir tout casser mais bien sûr ne rien casser, juste vouloir partir, démissionner, claquer la porte et en fait ne pas partir, juste vouloir être tranquille, au moins un peu, ces derniers jours, et ne pas pouvoir non plus, et comprendre aussi combien vite nous serions remplacé, comment, avec du temps, notre passage ici et sa destruction finale seraient effacés, combien nous étions, au fond, tout autant indispensable que si peu irremplaçable.

C’était – Joachim Séné

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