Ce soir, Paroles d’Encre nous accueille dans un lieu exceptionnel: la galerie des affaires étrangères de la bibliothèque de Versailles. C’est dans ce bâtiment que fut négocié le traité de Paris de 1783 mettant fin à la guerre d’Indépendance américaine et le traité de Versailles la même année. Il est tout indiqué pour soirée consacrée à une littérature étrangère !
Très hautes de plafond, les salles en enfilade présentent des murs couverts de livres reliés cuir. On ne peut s’empêcher de se demander depuis combien de temps ces volumes n’ont pas été feuilletés ! Année Lenôtre oblige, des livres sur la botanique ou l’art des jardins sont exposés.
Mais revenons à nos invités de la soirée. Renouant avec des habitudes de ses premières années, l’association Paroles D’encre a voulu consacrer une séance à une maison d’édition. C’est Autrement qui profite de l’aubaine. Connue pour ses collections sur les sciences humaines, Autrement a progressivement intégré d’autres thèmes à ses collections, dont la littérature, avec pour fait d’armes la publication de Inconnu à cette adresse, de Kressmann Taylor.
L’invitation de Autrement nous met ainsi face à deux auteurs britanniques: Owen Martell, jeune, mi-gallois mi-anglais, et Julian Gloag, pur british.
Et cette 352e rencontre Paroles d’Encre me donne l’occasion de modifier l’organisation de mes comptes-rendus. Ce soir je parlerai de ce qui les rapproche, de ce qui les éloigne, de mes impressions. Ce qui ne peut se faire que si je vous ai présenté nos deux écrivains, grâce au courrier de Paroles d’Encre :
Julian Gloag, né en 1930, est l’un des meilleurs romanciers anglais de sa génération. Son œuvre a été traduite en français chez Gallimard, ainsi que chez Autrement. Il a connu le succès avec Le tabernacle, (adapté au cinéma en 1967 avec dans le rôle principal Dirk Bogarde).
L’Imposteur nous mène sur d’âpres chemins – ceux de la vocation, du doute, de l’amour difficile, de la vengeance. Maître d’école à la retraite, Paul Molphey vit à la campagne, seul et sans illusion, après avoir beaucoup perdu. D’abord son père, résistant tué par les Boches, puis ses deux filles qui se sont désintéressées de lui. Paul a pourtant été un jeune homme plein d’espérances, brillant élève, il voulait devenir écrivain. Le jour de la capitulation de l’Allemagne, il a commencé un roman, achevé un an plus tard.
Lors d’un séjour à Paris, il perd son manuscrit : « Puis un matin, sans raison aucune, il s’était réveillé les idées claires, sain d’esprit, et il avait compris que tout était fini. » Il ne le retrouvera jamais et sa vie basculera petit à petit, il voit sa femme puis ses deux filles s’éloigner. Il se résigne, se réfugiant dans un simple rôle d’instituteur. Jusqu’au jour où, alors que tout semble clos, les deux premières lignes de son roman réapparaissent…
« Déjà sélectionné deux fois pour le Fémina étranger et pour le Médicis étranger, Julian Gloag bâtit un récit qu’enveloppe un suspense intelligent, aux accents forts d’une violence rurale sourde, contenue, qui rappelle Giono, Bernanos, Bosco. »
Owen Martell est né en 1976 au Pays de Galles. Intermède, son premier livre écrit en anglais, a été l’un des romans les plus remarqués en Grande Bretagne en début d’année 2013. Le point de départ est inspiré par le destin du grand pianiste de jazz, Bill Evans et du contrebassiste Scott Lafaro mort dans un accident de voiture. Bill sera marqué par cette mort, sa vie va vaciller. Son frère Harry tout d’abord va l’installer dans sa famille. Mais Bill a un comportement difficile et sera recueilli par ses parents, en Floride. Là, un moment Bill sera heureux avec une mère qui essaiera de l’aider et un père qui malheureusement n’établira pas de relation avec son fils.
Les souvenirs heureux de l’enfance remonteront à sa mémoire, mais cela ne sera pas suffisant pour le sortir de la dépression. Tout le livre est dans le non-dit, la pudeur, la retenue. Quatre séquences rythment cet Intermède, telles variations autour du même thème.
« Si le point de départ de ce tour de force littéraire s’inspire du destin de Bill Evans et Scott Lafaro, tout le reste relève ici du roman le plus pur, le plus concentré, le plus brillant. »
Un roman lumineux, tout en silence
Premier point qui rapproche nos deux auteurs : leur maîtrise du français, leur goût pour la France.
Julian Gloag a découvert la Bourgogne dans les années 60, et a commencé à parler français dans cette région. Si sa maîtrise de la langue reste hésitante, il reste amoureux de notre pays, parle merveilleusement de la ruralité et continue à partager son temps entre Paris et Londres. Son roman ne pouvait se passer qu’en Bourgogne, dans cette campagne qu’il aime et dont il parle merveilleusement.
Owen Martell parle très bien français, avec un soupçon d’accent. Il vit actuellement en France. Mais son roman se passe aux États-Unis, le sujet n’a pas été abordé…
La littérature anglo-saxonne est riche, foisonnante, imaginative. Savoir que certains auteurs apprécient la France et ses particularités fait chaud au cœur.
Deuxième point de rapprochement : l’épreuve de la lecture.
J’ai déjà parlé de cet exercice très difficile, dont beaucoup d’auteurs se tirent assez mal. Ce soir, l’épreuve est adaptée : les écrivains présents lisent en anglais, puis le même extrait est lu en français, par l’éditeur pour Owen Martell, par le traducteur pour Julian Gloag. Grande surprise : les deux auteurs lisent très bien ! La lecture est fluide, et malgré l’obstacle de la langue (je parle assez bien anglais mais pas assez pour comprendre toutes les subtilités), quelque chose passe à travers les mots. Owen Martell a une belle prononciation, il souligne le rythme du texte. Lorsque vient son tour, Julian Gloag m’éclaire sur cette sensation : l’accentuation tonique ! L’anglais est une langue très accentuée, à côté de laquelle le français paraît désespérément plat… Le traducteur de L’imposteur s’investit dans sa lecture, la vit, mais il manque une musicalité que l’anglais nous offre… Les écrivains francophones qui ont buté sur cet exercice lors des séances Paroles d’Encre précédentes sont peut-être un peu pardonnés : le manque de sonorité du français n’aide pas…
Les deux auteurs ont beau parler français, ils ont du avoir recours à la traduction, troisième point commun.
Julian Gloag rend un hommage appuyé à son traducteur, qui a traduit Graham Greene et Bradbury entre autres, et présent dans la salle. Il nous raconte qu’il est tombé amoureux du livre dès qu’il a été écrit, il y a environ trente ans, et qu’il l’a traduit alors qu’aucun éditeur n’avait retenu ce roman ! Il s’est d’ailleurs bagarré pour trouver un éditeur. L’auteur raconte alors que la relation entre un écrivain et son traducteur peut tenir du mariage (ou de la période juste avant le mariage…), avec trois ou quatre coups de fils par jour, des heures au téléphone pour se comprendre…
L’éditeur apprécie beaucoup d’avoir des traductions à sa disposition, même si les romans sont lus en anglais. Les traductions permettent de mieux sentir si un roman peut toucher un public.
Owen Martell n’a pas la chance d’être accompagné de son traducteur, mais partage tout ce qui a été dit sur l’importance de la traduction et de la qualité de la relation avec celui qui s’en charge.
Je ne suis pas capable de lire des romans dans une autre langue que le français (il y a longtemps, j’ai lu en espagnol, mais…). Il m’est arrivé de lire des textes traduits avec la sensation permanente de perdre une partie des intentions de l’auteur. Sans doute cet auteur-là ne se sentait-il pas marié à son traducteur !
Dernier point commun aux deux auteurs : la recherche d’une construction adaptée au roman à écrire.
C’est sans doute le point commun à tous les auteurs exigeants !
Intermède évoque une période particulière de la vie de Bill Evans, qui s’était mis volontairement en retrait. Comment étudier la raison qui pousse un musicien à s’éloigner de la musique, sans le mettre au centre du roman ? Fasciné par le personnage, Owen Martell a mis plusieurs années à trouver la solution : faire s’exprimer des membres de sa famille, plus ou moins proches.
L’imposteur est un roman qui a des résonances particulières pour Julian Gloag, c’est pour lui un roman du bouleversement. Il a donc choisi une construction non chronologique, fonctionnant comme la mémoire, par associations successives. Un souvenir en entraîne un autre, et ainsi de suite. Il tenait beaucoup à cette construction, c’est le point le plus important. Ainsi tout se passe en même temps, et cela permet de d’alterner des moments tragiques et d’autres heureux, voir euphoriques.
Il est passionnant d’écouter un romancier parler de cette recherche, l’astuce de construction qui fera de son œuvre un livre à part, je pourrais y passer des soirées entières ! Ce soir on aurait pu ne parler que de ça…
Un sujet me fascine : le choix de la langue dans laquelle un auteur écrit. Owen Martell a de ce point de vue une particularité, qui le sépare de Julian Gloag : il a écrit d’abord en gallois, puis en anglais. Si ces deux langues lui sont maternelles, il n’a pas la même relation avec chacune d’elle. Il a traduit lui-même ses textes gallois en anglais. Passer du gallois à l’anglais ne fut pas un abandon mais une nouvelle expérience. Il affirme qu’il écrira à nouveau en anglais.
Nous voilà au bout de la soirée, avec de furieuses envies de lire ! Les deux livres s’arrachent, les auteurs dédicacent et le public est ravi. J’ai choisi Intermède d’Owen Martell, mais j’ai envie de vous conseiller les deux livres !
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