Ce qui m’avait frappé à l’époque de la navette spatiale, puis plus tard durant la guerre du Golfe, ce n’était pas tant l’accident, somme toute banale, ou la guerre hélas recommencée, mais leur représentation simultanée et en direct dans le monde entier, qu’on puisse, en n’importe quel point du globe, voir les mêmes images d’un événement funeste, et que nous soyons tous assis devant cela, comme des paralytiques fascinés par la brutalité immédiate et répétitive d’un cataclysme hors de portée – situation à la fois confortable et terrifiante.
La force de frappe de ces représentations diffusées en boucle m’avait paru monstrueuse. Quelque chose de terrible, me semblait-il, était en train de se produire pour la première fois, une sorte de machine hypnotique, de leurre planétaire permettant de cibler un nombre incalculable de personnes et d’orienter les pensées vers un seul et même point de vue, venait de se mettre en route et rien ne pouvait l’arrêter ni la contredire. C’était total, unique, incontestable, tellement puissant qu’il ne nous venait même pas à l’esprit d’éteindre le téléviseur : nous voulions voir et revoir à tout prix ce que pourtant nous avions compris dès les premiers instants.
Ça a recommencé le 11 septembre de façon tout aussi terrifiante, dans le roulement de tonnerre des effondrements et cette antenne détachée du ciel tombant droit dans la fumée et la cendre.
La question est donc : qu’avons-nous vu à cette occasion ? S’agissait-il seulement d’avions heurtant des tours jumelles ? De fanatiques dépassés par leur croyance ? De victimes inconnues préférant se précipiter dans le vide plutôt que de subir les flammes de l’enfer humain ? D’une disparition de tours autrefois destinées, entre autre, à prouver la supériorité d’une nation sur le monde ? De feu, de cendres et de terreur ? Et pourquoi étions-nous tout à la fois effondrés et paisibles dans nos fauteuils, alors que l’événement aurait dû nous mettre hors de nous ? Pourquoi les poussières asphyxiantes de l’émotion nous submergeaient-elles à ce point ? Pourquoi n’en avons-nous pas profité pour proclamer notre rejet planétaire et définitif des pulsions meurtrières qui travaillent nos corps de l’intérieur et minent nos existences ? Pourquoi cette fascination inavouable pour la catastrophe ? Pourquoi les pourvoyeurs d’images nous privaient-ils de la vision des corps sacrifiés alors qu’en d’autres occasions et sur d’autres territoires cela ne les gênait nullement de le faire ? Pourquoi n’y en avait-il que pour l’acier, le kérosène, le verre, le béton, le commentaire en voix off, la haine et le désir de porter la vengeance sur d’autres territoires, contre d’autres peuples déjà suffisamment meurtris par la guerre ou la dictature ? Pourquoi à force d’être vues, les reportages donnaient-ils l’impression de nous protéger provisoirement du malheur ?
Et plus les images repassaient, plus nous avions peur et plus nous avions peur, plus nous les regardions. Ne sommes-nous pas, ce jour-là, tombés dans un piège, comme des mouches et des guêpes attirées par l’eau sucrée ?
Ne sommes-nous pas redevenus des petits enfants, des êtres naïfs et sans grande mémoire ayant un absolu besoin, avant de s’endormir, d’entendre la même histoire, et ne supportant pas le moindre changement au récit terrifiant ? Et pourquoi ne cherchons-nous pas à en savoir plus sur ces êtres qui nous abreuvent d’images afin de mieux nous endormir ? Pourquoi les humains sont-il encore si nombreux à éprouver le besoin de se soumettre à la toute-puissance d’invisibles pouvoirs, ou de s’abandonner au règne de la terreur ? Que se passe-t-il durant notre sommeil pour que nos rêves soient si peu clairs au réveil ? Et durant le jour pour que nos nuits soient aussi troubles ?
Pourquoi acceptons-nous de nous assujettir au règne des images présélectionnées ? Pourquoi cédons-nous aussi facilement les pleins pouvoirs aux manipulateurs d’informations ? Quelle guerre jamais vue, quelle nouvelle et monstrueuse domestication de la pensée humaine, quelle inimaginable dictature sommes-nous en train de préparer ?
Judas, « regard fou » dans
Fenêtres sur le monde – Raymond Bozier
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